06/05/2011

Enter the Void (Gaspar Noé, 2009)

Le mot revient souvent : on a appelé Enter the Void film-trip, expérience sensorielle, hallucinatoire. C’est une chose on ne peut plus certaine. On regarde le film comme une entité autonome, agitée par ses propres pulsions et vertiges, et pendant que l’écran recueille ses sensations kaléidoscopiques, il cherche à se fondre en nous. Un travail sur la durée, afin que peu à peu l’écran nous aspire, devienne fenêtre ouverte sur l’esprit. Du moins, c’est ce qu’il voudrait. A la base, Noé est un provocateur forcené, on connaît son historique. Avec ce troisième film, il tend vers le coup d’éclat final, en transposant sur 2h30 le périple d’une âme récemment constituée à travers Tokyo, la nuit, les néons partout. Il y a un grand paradoxe dans Enter the Void : le film laisse une forte trace dans notre mémoire, autant par stimulation que par ennui. Ce n’est pas un film passager. En y repensant quelques jours après sa vision, on ressent encore une impression chaude et persistante. A cela une seule raison, les images. On a rarement vu un tel étalage de couleurs électriques (même si Suspiria, Tokyo Fist…), balayant le cadre de leur rayonnement et de leur pulsation incessants. Les lumières des néons de Tokyo sont les composantes essentielles de ce style ultra-psychédélique ; en théorie elles pourraient constituer l’unique - et réaliste - source lumineuse du film, mais elles sont pourtant trop marquées et incontrôlables pour assumer ce rôle.

Dans la première partie du film, ce décalage entre une lumière potentiellement réaliste mais au ressenti démesuré à cause de la drogue, constitue une grande force. Lorsque le personnage principal, en caméra subjective, descend dans les rues en pleine montée psychotrope, on découvre Tokyo comme un monstre clinquant, où la répétition des lumières et des couleurs fait pénétrer en terrain ultra-moderne. La ville dans son essence même est hallucinogène. Problème : l’impact que ces quelques fulgurances peuvent avoir sur nous se désagrège dès la fin de la première séquence. Enter the Void est terriblement long. Ramassé sur 1h20, le film pourrait avoir une chance de compter dans notre panthéon des œuvres délirantes. Mais Gaspar Noé n’arrive pas à prolonger son ambition esthétique. C’est un triste déclin après seulement 25 minutes. Car il faut tenir la durée, et donc à un moment, le récit doit lui aussi nous stimuler, de quelque manière que ce soit. Surtout lorsque le film se propose de suivre également un parcours dramatique. En découpant son film en trois moments significatifs, Noé s’enferme dans trois propositions formelles (enfin deux, on oublie la première) qui n’auront de cesse de se répéter. Après le passage par le regard subjectif d’un dealer qui va mourir dans une descente de police, Enter the Void s’enferme dans une réminiscence de sa vie. Son plus grand échec : la caméra est toujours un point de vue univoque.

Noé, parce qu’il est un provocateur forcené, méconnaît toute subtilité, tout renouvellement de l’image dans cette expérience qu’il cherche tant à construire. A ce moment du film, le personnage est cadré de dos à l’avant-plan, comme témoin de son passé, et pendant une heure on assiste à des vignettes qui n’installent aucune émotion, ni implication. Toujours ce dos immuable, ces sauts dans le temps, ces plans qui se répètent. Qui sait, si le personnage s’était retourné, s’il avait donné à voir son visage ne serait-ce qu’une fois, une étincelle aurait pu apparaître dans ce bloc figé. Enfin dans un troisième moment, l’âme du mort dérive sur Tokyo. Elle plane et assiste à l’émoi de ses proches. Des mouvements de grue, dans une verticale quasi-divine, circulant au-dessus des silhouettes. C’est un mouvement continu, et soudain la trajectoire s’emballe, les immeubles de la ville défilent, on se retrouve quelques blocs plus loin. Les personnages s’agitent, crient, la caméra tourne et repart. Toujours en mouvement. En choisissant ce qui serait un regard suprême (celui d’une âme), Noé en vient pourtant à constituer la nullité de ce regard, car le processus est toujours identique. Ce que la caméra donne à voir, elle le saisit de trop haut : nous ne sommes pas concerné, mais plongé dans une contemplation ahurie, qui n’est pas même alimentée par un renouveau formel puisqu’on en revient encore et encore au même trajet : entrée dans la scène, circulation de quelques minutes, flashs lumineux, départ survolant les immeubles, nouvelle scène.

Le film cherche malgré tout à installer une dramaturgie (Noé l’a défini comme un "mélodrame psychédélique"), mais comment s’en émouvoir alors que les personnages deviennent fourmis et pantins sous les tourbillons de la caméra, qui les quitte sans jamais vraiment les scruter, obnubilée qu’elle est par son propre parcours ? Enter the Void ne dévie jamais. Une fois la lassitude définitivement installée, une fois qu’on a pris conscience que le déroulement du film serait égal, qu’il n’y aurait aucun personnage installé, aucun propos, aucun drame pour s’imposer dans ce déluge esthétique… bref, une fois ce conflit résolu, il reste encore que Enter the Void délivre des visions frappantes et outrancières. Un déluge stroboscopique dont la vacuité est finalement aussi haute que ses ambitions. Fait inédit : le générique du film constitue peut-être son pic indépassable.