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Le mot revient souvent : on a appelé Enter the Void film-trip, expérience sensorielle, hallucinatoire. C’est une chose on ne peut plus certaine. On regarde le film comme une entité autonome, agitée par ses propres pulsions et vertiges, et pendant que l’écran recueille ses sensations kaléidoscopiques, il cherche à se fondre en nous. Un travail sur la durée, afin que peu à peu l’écran nous aspire, devienne fenêtre ouverte sur l’esprit. Du moins, c’est ce qu’il voudrait. A la base, Noé est un provocateur forcené, on connaît son historique. Avec ce troisième film, il tend vers le coup d’éclat final, en transposant sur 2h30 le périple d’une âme récemment constituée à travers Tokyo, la nuit, les néons partout. Il y a un grand paradoxe dans Enter the Void : le film laisse une forte trace dans notre mémoire, autant par stimulation que par ennui. Ce n’est pas un film passager. En y repensant quelques jours après sa vision, on ressent encore une impression chaude et persistante. A cela une seule raison, les images. On a rarement vu un tel étalage de couleurs électriques (même si Suspiria, Tokyo Fist…), balayant le cadre de leur rayonnement et de leur pulsation incessants. Les lumières des néons de Tokyo sont les composantes essentielles de ce style ultra-psychédélique ; en théorie elles pourraient constituer l’unique - et réaliste - source lumineuse du film, mais elles sont pourtant trop marquées et incontrôlables pour assumer ce rôle.
Dans la première partie du film, ce décalage entre une lumière potentiellement réaliste mais au ressenti démesuré à cause de la drogue, constitue une grande force. Lorsque le personnage principal, en caméra subjective, descend dans les rues en pleine montée psychotrope, on découvre Tokyo comme un monstre clinquant, où la répétition des lumières et des couleurs fait pénétrer en terrain ultra-moderne. La ville dans son essence même est hallucinogène. Problème : l’impact que ces quelques fulgurances peuvent avoir sur nous se désagrège dès la fin de la première séquence. Enter the Void est terriblement long. Ramassé sur 1h20, le film pourrait avoir une chance de compter dans notre panthéon des œuvres délirantes. Mais Gaspar Noé n’arrive pas à prolonger son ambition esthétique. C’est un triste déclin après seulement 25 minutes. Car il faut tenir la durée, et donc à un moment, le récit doit lui aussi nous stimuler, de quelque manière que ce soit. Surtout lorsque le film se propose de suivre également un parcours dramatique. En découpant son film en trois moments significatifs, Noé s’enferme dans trois propositions formelles (enfin deux, on oublie la première) qui n’auront de cesse de se répéter. Après le passage par le regard subjectif d’un dealer qui va mourir dans une descente de police, Enter the Void s’enferme dans une réminiscence de sa vie. Son plus grand échec : la caméra est toujours un point de vue univoque.
Noé, parce qu’il est un provocateur forcené, méconnaît toute subtilité, tout renouvellement de l’image dans cette expérience qu’il cherche tant à construire. A ce moment du film, le personnage est cadré de dos à l’avant-plan, comme témoin de son passé, et pendant une heure on assiste à des vignettes qui n’installent aucune émotion, ni implication. Toujours ce dos immuable, ces sauts dans le temps, ces plans qui se répètent. Qui sait, si le personnage s’était retourné, s’il avait donné à voir son visage ne serait-ce qu’une fois, une étincelle aurait pu apparaître dans ce bloc figé. Enfin dans un troisième moment, l’âme du mort dérive sur Tokyo. Elle plane et assiste à l’émoi de ses proches. Des mouvements de grue, dans une verticale quasi-divine, circulant au-dessus des silhouettes. C’est un mouvement continu, et soudain la trajectoire s’emballe, les immeubles de la ville défilent, on se retrouve quelques blocs plus loin. Les personnages s’agitent, crient, la caméra tourne et repart. Toujours en mouvement. En choisissant ce qui serait un regard suprême (celui d’une âme), Noé en vient pourtant à constituer la nullité de ce regard, car le processus est toujours identique. Ce que la caméra donne à voir, elle le saisit de trop haut : nous ne sommes pas concerné, mais plongé dans une contemplation ahurie, qui n’est pas même alimentée par un renouveau formel puisqu’on en revient encore et encore au même trajet : entrée dans la scène, circulation de quelques minutes, flashs lumineux, départ survolant les immeubles, nouvelle scène.
Le film cherche malgré tout à installer une dramaturgie (Noé l’a défini comme un "mélodrame psychédélique"), mais comment s’en émouvoir alors que les personnages deviennent fourmis et pantins sous les tourbillons de la caméra, qui les quitte sans jamais vraiment les scruter, obnubilée qu’elle est par son propre parcours ? Enter the Void ne dévie jamais. Une fois la lassitude définitivement installée, une fois qu’on a pris conscience que le déroulement du film serait égal, qu’il n’y aurait aucun personnage installé, aucun propos, aucun drame pour s’imposer dans ce déluge esthétique… bref, une fois ce conflit résolu, il reste encore que Enter the Void délivre des visions frappantes et outrancières. Un déluge stroboscopique dont la vacuité est finalement aussi haute que ses ambitions. Fait inédit : le générique du film constitue peut-être son pic indépassable.
Le cinéma de la décennie 2000 vient de se clore. Désormais, on cherchera à tracer son panorama, à relever ses œuvres et ses figures marquantes. Bien qu’encore trop proche, la sempiternelle question reviendra : que reste-t-il du cinéma des années 2000 ? Si l’on manque de recul pour le dessiner dans toute sa spécificité, une poignée de noms ont néanmoins émergé de façon claire. Par exemple, James Gray. Au sein du cinéma américain, il est l’un de ceux à avoir construit une véritable œuvre. En seulement quatre films, celle-ci est toujours en devenir, mais elle existe. Gray est un auteur. Un Auteur ? Souvent, on collerait à la hâte cette qualification sur n’importe quel nom pour prouver sa grandeur infaillible. La fameuse Politique desdits Auteurs ne cesse de prolonger sa mainmise sur nos réflexes cinéphiles.
Un grand cinéaste ne peut-il exister dans l’œil de la critique que comme auteur, aujourd’hui ? Dans l’acception contemporaine et de plus en plus faillible que connaît la notion, il n’est pas rare de la voir généralement s’imposer pour des films au format retors. « Le cinéma d’auteur » est peut-être celui où, en dépit du récit et des codes, s’affirme plus que tout la personnalité du réalisateur, sa pensée et expression formelle. L’idée pourrait être : faire du cinéma hors genre, afficher au premier plan sa volonté créatrice. Ainsi, le cinéma d’auteur ne serait que la mise en scène de cette volonté créatrice. Elle s’exhiberait en tant que moteur/condition de l’œuvre. Cette conception restreinte, mais dont on peut sentir la prégnance dans l’horizon critique français, aboutit finalement, si ce n’est à une exclusion, du moins à une mésestime. Celle des cinéastes qui s’épanouissent en plein dans le genre.
Opposer le film de genre au film d’auteur pourrait sembler un schéma éculé et frauduleux, s’il n’était encore sous-jacent. D’aucuns reconnaîtront volontiers que le genre est pleinement constitutif de l’histoire du cinéma, et personne n’affirmera que le film de genre exclue la notion d’auteur. Mais souvent, dans l'analyse critique, c’est en évacuant la dimension propre au genre qu’il travaille que le cinéaste accède à ce statut. Le film de genre, parce qu’il est assimilé à des codes, parce qu’il existe à travers une structure narrative établie, des présupposés formels, se pare d’un prestige et d’une noblesse moindres, car cette codification, pour toucher à l’idéal, se doit d’être centrale : elle contente (ou non) le désir du spectateur, elle occupe le premier plan. Le centre du film est moins la volonté créatrice de l’auteur que sa réalisation du genre.
Bien évidemment, beaucoup ont conscience que cette proposition « auteur contre genre » est devenue caduque. Depuis des décennies, le genre a été le lieu pour affirmer un univers, une pensée (Hitchcock, Kubrick, tant d’autres...) qui relève tout autant d’une volonté créatrice. Se détachant de l’unique principe d’affirmation du créateur à l’écran, c’est en épousant les codes du polar, du thriller, de la comédie, du film de guerre, du film d’épouvante que le cinéaste devient auteur. C’est en prenant ses distances, en travaillant ces codes sous un certain angle, en les magnifiant qu’il y parvient. Si James Gray appartient à cette catégorie, ce n’est que parce qu’il a su faire atteindre au polar une tenue et une profondeur sans annihiler la sève du genre. Gray est un auteur qui s’affirme en son sein, comme beaucoup.
Dès lors l’auteur n’a pas à être sacralisé d'emblée comme unique entité, seul principe valable du film : plus il servira le film, plus naturellement il en émergera.
John McCabe est un chantier. Un film-chantier. C’est ce qui constitue sa beauté singulière : il prend possession d’un lieu et bâtit dessus. Littéralement, formellement, symboliquement. Situé dans le nord-ouest américain au début du XXème, il pourrait être un western de facture classique. Mais se profile alors dans le cinéma américain l’avènement du récit parcellaire, du genre déconstruit, du personnage-fantôme. Les films font désormais la part belle à la confusion, l’aridité et le désenchantement (tout pouvant faire contrepied au classicisme hollywoodien). Altman fait partie de ceux qui ont arpenté cette voie, très loin. Avec John McCabe, pas question de développer un récit balisé. Dès la somptueuse séquence inaugurale, quelque chose de l’ordre de la pure vision opère. Sur un lent travelling, un personnage sans visage, emmitouflé dans une fourrure, traverse à cheval une forêt de sapins trempée de neige, aux teintes ocres et boueuses. Il y a la musique de Leonard Cohen, gracile et onirique, qui baignera l’ensemble du film et semble avoir été écrite pour lui (mais non). Les plus belles séquences de McCabe sont à l’instar de celle-ci, où une poésie proche de l’envoûtement affleure dans ces plans de nature dévastée, magnifiée par une photo ivoire et des zones de flous irisé. En ce qui concerne le récit, il est sommaire : John McCabe arrive dans une petite ville isolée // il y fait construire un bordel // il tombe amoureux de la maquerelle // il se fait poursuivre par des tueurs. Altman n’aime pas les scénarios. Il veut fixer des choses, une humeur, un mouvement, un attroupement, mais pas les narrer. C’est pourquoi, sans le cacher, on est souvent proche de l’ennui. Mais il existe de très beau films où l’on peut le côtoyer (L’avventura, Conversation secrète, Macadam à deux voies… disons grossièrement quand le récit est sous-traité ou quasiment absent, pour nous qui en sommes amoureux). Lovés dans leur écoulement, il n’y a en dépit de l'ennui aucun désintérêt pour leur matière et leur univers. Dans celui-ci, l’univers est en chantier. Altman joue sur cette esthétique de la (dé)construction, du foisonnement perpétuel. La petite ville rugueuse où le personnage se fixe est en friches - bâtiments précaires, boue omniprésente, froid coupant. Les nombreux personnages se découvrent toujours en un bouillonnement parasite, où le héros est parfois relégué à l’arrière-plan. La bande-son est volontairement sale, encombrée, les dialogues s’y entremêlent, à la lisière de l’inintelligible (ultime contrepied au classicisme hollywoodien, où chaque dialogue se doit d’être parfaitement distinct). Enfin le montage offre des juxtapositions de situation qui peuvent sembler décousues et elliptiques. John McCabe est le type de films où l’on attend l’évènement central, qui ne se signale jamais véritablement. Et lorsqu’on le pressent enfin, le spectacle de cet univers glacé, véritable héros du film, a déjà emporté nos velléités. Son fourmillement est des plus beaux. Difficile à appréhender, épris d’intuition et de fulgurance. Dans ce chantier, la moue blessée de Julie Christie est peut-être la plus belle des visions. Le plan qui clôt le film se fixe sur son regard en apparence vidé par l’opium. Lentement on approche de ce regard et lentement, on y sent la douleur et la cruelle conscience de ce qu’a été l’épilogue de John McCabe.
Des frères Coen, on est prêt à accepter leurs petits films. C’est rare mais on les accepte sans scandale, ces films convenables, plaisants, sans grande incidence, parce qu’ils peuvent en précéder de majeurs. Ce sont des sas de décompression. On s’y relâche avant d’accéder à quelque chose d’autrement plus vaste. On accepte Ladykillers parce qu’il mène à No Country For Old Men. Et Burn After Reading permet A Serious Man. Là, on est époustouflé. Pourtant ce n’est jamais qu’un (grand) film de plus dans leur œuvre ? Justement, peut-être pas. On devine ce que le quotidien de cette famille juive du Minnesota, à la fin des sixties, peut contenir d’intime, voire d’autobiographique. Il y a une nouvelle résonance. A Serious Man n’est d’ailleurs pas un film de genre, cet objet fétiche et composite que les Coen ont toujours travaillé jusqu’à en obtenir de pures essences. C’est véritablement un "simple" drame. Mais diable, il n’est au fond jamais simple. Sa forme et son intrigue a priori élémentaires débouchent sur un authentique horizon métaphysique. On assiste aux divers malheurs qui s’abattent sur Lawrence, père de famille, professeur de mathématique à l’université, juif, tranquille. Point… ou presque. Car sa femme le quitte, presque placidement. Un étudiant coréen le soudoie presque, pour obtenir son partiel. Son frère malade, qu’il héberge, est un psychotique caché (presque). Et son fils, écolier amorphe, écoute du rock psyché et fume des joints. C’est bien l’histoire d’une crise. Et c’est justement parce qu’elle demeure d’un abord si limpide qu’elle suscite les problèmes les plus opaques. La place est au doute. Non pas au sein du récit, d’une extrême clarté, mais vis-à-vis - et c’est ce qui en fait la force - du questionnement qui demande à s’y inscrire. Le sens, à la limite, nous est d’emblée offert par les rusés Coen avec une citation en exergue. Mais cette morale, comment l’interroger au juste ? Doit-on y voir une parabole sur la crise de la quarantaine ? Sur la montée de l’angoisse moderne ? La défaite du rationalisme ? La perpétuelle crise de l’identité juive ? Marque des meilleurs que de ne jamais certifier. Lorsqu’on est volontiers abreuvé d’objets raides et théoriques déclamant leur intelligence, de rares films comme celui-là sont un constant émerveillement. A l’égal d’un roman de Camus, tout en étant ludique. Dose d’humour absurde. Accessible mais immensément complexe. Jefferson Airplane, en parfaite bande-son de ce point de bascule vers l’incertain. Traversée d’hésitations pour le spectateur, mais où le hasard n’a pas sa place. De ce Coen, il émane encore une quintessence. Scénario, découpage, photo liés en un modèle de mise en scène. Continue justesse des plans, ici plutôt maillons que blocs. Tout y est stimulant. Pour son dénouement, A Serious Man nous abandonne à l’approche d’un sommet. Juste avant l’arrivée. Stoppé net, on essaie de deviner le panorama. Couper l’élan peut être beau, quand ça laisse fébrile et ravi.
Traiter le film de super-héros sur le mode du « cool », de la dérision, c’est une idée. Ces derniers temps, le genre a été pris d’assaut, devenant un creuset pour faire entendre un discours, une vision périphérique (Watchmen nihiliste, Dark Knight sociétal et existentiel). Alors la satire, ou juste le ton rigolard, devait venir à un moment (et de toute façon s’est déjà produit auparavant). Oui mais, de quelle manière on entreprend cette dérision ? C’est là que se situe le problème Kick-Ass. Inévitable à vrai dire, car le projet tient en son entier dans un travail des codes et les messages qu’il ébauche. Ce n’est pas un film d’intrigue, celle-ci est passe-partout, pas plus désastreuse qu’une autre mais jamais absorbante, ni débordante. L’intérêt doit donc venir de l’image qu’on propose du super-héros. Et là, horreur. On croirait fixer un point de non-retour de la pop culture. En partant du postulat : « un super-héros est aussi à la base un mec ordinaire, un poil marginal mais pas plus. Si dans l’absolu, on prend ce type-là pour devenir un super-héros, il faut respecter jusqu’à l’extrême sa normalité (il doit tout apprendre, ne se battra jamais parfaitement etc..). » Voici la base. Concrètement, Kick-Ass est un lycéen assez geek qui décide de devenir un super-héros. Maintenant s’amorce la science perfide de l’auteur. Pour caractériser ce personnage, on dira qu’il se sape mal, qu’il lit des comics, qu’il a un iBook, et qu’il n’a aucun succès avec les filles. Est-ce un loser ? Allez savoir, en tout cas il incarne une certaine norme (pour l’auteur). Cette peinture grossière est malgré tout commune à nombre de teen-movies, dont certains parfaits de John Hughes. Ce n’est pas nécessairement une tare indépassable que de dessiner son jeune héros d’une façon crasse. Il faut examiner la transcendance qui s’opère. Maintenant se déploie la science cynique de l’auteur. Kick-Ass est un super-héros de l’ère 2.0. On ne saura pas les raisons profondes qui ont poussé l’adolescent à se lancer dans une telle carrière, mais il y a quelques pistes : voir son nombre d’amis sur Myspace exploser, se taper enfin une belle fille, découvrir des ressources physiques et spirituelles insoupçonnées (moins probable). La démystification du super-héros est en marche, et elle se fait au profit du vide. Vide du récit, vide du message (ou hypocrisie totale). Etre cool c’est désormais renier l’ère du rêve, de l’exploit, de la fantasmagorie et de la noirceur qui se cristallisait autour de ces figures pour lui préférer un culte de l’éphémère (ici, Youtube amène le succès), un culte de la connivence (quelques références éparpillées pour flatter l’amateur). Kick-Ass est peut-être la preuve la plus achevée du cynisme hollywoodien. Il cherche coûte que coûte à se rallier une communauté, mais la méprise et la fourvoie grâce à la manipulation rusée de ses codes. Rendez-vous compte, comme dans le plus mauvais des teen-movie, l’ado disgracieux se révèle au final parfaitement sensuel dès qu’il ôte sa paire de lunettes. Rendez-vous compte, au moment où le héros frôle la mort, la voix-off, cette petite maligne, se moque ouvertement de son public : « vous vous croyez malin parce que vous m’entendez et pensez qu’il ne peut rien m’arriver ? Quoi, vous n’avez jamais vu Sunset Boulevard, American Beauty ?». Ce film pratique l’art du "coup de coude" complice à un niveau parfaitement étudié, parfaitement manipulateur. Kick-Ass est un horrible, un immense coup de coude.
Documentaire sur un film jamais sorti de Henri-Georges Clouzot. Images inédites de Romy Schneider. Choc. Comment juger ce film documentaire dont le déroulement est un peu faible et qui doit tout aux beautés qu’il exhibe, et qui ne sont pas de lui ? Le fait est qu’en présentant pour la première fois les plans tournés par Clouzot il y a maintenant presque cinquante ans, Serge Bromberg exhibe un trésor. Mais si on doit vraiment émettre une opinion sur son entreprise, il y a défaveur. L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot raconte évidemment l’histoire d’un film oublié. Enfin, c’est encore plus fort, le film n’est pas simplement oublié ; il n’est jamais sorti, n’a même jamais été fini. Bromberg joue sur deux plans : il documente ce qu’a été le projet et le tournage de ce film par Clouzot / il reconstitue ce qu’aurait pu être le film une fois monté, en complétant les vides par quelques scènes rejouées (avec Jacques Gamblin et Bérénice Bejo). Ce qui est assez frustrant, c’est qu’il trébuche sur son double enjeu. D’une part, la rigueur fait défaut à son travail documentaire. Des informations sont omises, fréquemment. Le portrait de Clouzot est à peine dessiné. Pourquoi ne pas s’interroger un minimum sur le fait que le réalisateur, assimilé à l’époque par les insolents de la Nouvelle Vague à cette « qualité française » (académique, corporatiste etc..) qu’ils abhorraient, se mette en tête avec L’Enfer de créer une œuvre absolument expérimentale ? Comment avait-il obtenu ce budget illimité pour ses essais ? Le scénario était-il vraiment achevé ? Les questions planent et les réponses se dérobent. Peut-être par négligence, peut-être parce qu’elles sont inconnues (alors autant le dire). Dans un second mouvement, le film tente de réparer l’injustice en donnant un semblant de cohérence au monceau d’images retrouvées. Ici encore, le projet est louable mais lacunaire. On ne s’intéresse pas à l’intrigue, elle est déficiente. Quand on nous présente les contemporains Gamblin et Bejo, on brûle de retrouver les originaux. Car, pour en venir au choc, les images de Clouzot le véhiculent, terrible. Elles étaient sensées être mentales, représentant la folie de la jalousie. Romy Schneider, face à la caméra, exhale la fumée d’une cigarette. Son corps est pailleté, huileux, un jeux de lumières circulaire l’éclaire. Clouzot était alors influencé par l’art cinétique : couleurs baroques, mouvements bouclés sur eux-mêmes. Il y a peut-être quelque chose de désuet dans ces installations. Mais le trouble surnage et tétanise toujours. La beauté de Romy est terrassante. Elle plante son regard en nous, rit en silence dans une ligne fuyante de teintes. Origine même du pouvoir de l’image, le trouble qui saisit sans annonce. C’est cette sensation fondamentale que l’on retrouve ici. Aurait-on pu se passer d’avoir vu Romy Schneider ainsi ? Pas vraiment.
Vu comme ça, il n’y a pas de lien explicite entre le Bad Lieutenant de Herzog et celui de Ferrara. Hormis leur personnage commun de flic junkie, les deux films n’ont pas la même saveur, la même esthétique, ni les mêmes préoccupations. Jour et nuit. Et cela n’a rien de malheureux, c’est en fait ce qu’il y a de plus sain dans la version de Herzog. Pourtant, quand sur l’affiche Nicolas Cage s’avance pour reprendre l’uniforme de rebut, de fortes suspiZions trainent dans les esprits. Elles seront sans fondements : Bad Lieutenant est un vrai film, pas une sortie technique. Loin de New York, c’est à la Nouvelle-Orléans post-Katrina que le flic vicié trouve une enquête à résoudre. Une famille Noire massacrée, dont le père était dealer. Dès la première scène, les enjeux sont opaques, comme amoindris, mis à distance par la coke. Cage se défonce dès qu’il le peut et le film avance - sans jamais tomber dans des délires imbuvables - en tableaux presque cloisonnés, délimités par chaque prise de stupéfiants. A chaque fois, comme si une règle avait été fixée, quelque chose s’en échappe : une atmosphère moite, un élément d’enquête, une discussion à la dérive, une hallucination virale. La grande force du Bad Lieutenant de Herzog, c’est justement cet entrelacs de simples scènes, tout à fait appréciables sans les contraintes d'un "grand projet". A ce titre, le sous-texte chrétien présent chez Ferrara (son "grand projet") a été éjecté. Reste le polar pur et son goût pour les personnages déglingués, les pieds qui traînent dans les rues, les costumes beiges qui suintent, les peintures écaillées et le blues imprégné. Détails qui foisonnent et que la caméra capte de manière vaste. Quand l'enquête se précise davantage, on la suit avec tout l'intérêt requis. Mais cette variation de Bad Lieutenant reste fondamentalement un film d'atmosphère. Quelque chose qui ne se raconte pas, qui ne passionne jamais totalement. Mais qui impose ses teintes et ses codes avec un sens du singulier. Puis, Nicolas Cage n'a pas été aussi bon depuis 5 ans, pour être gentil.