06/04/2011

John McCabe (Robert Altman, 1971)

John McCabe est un chantier. Un film-chantier. C’est ce qui constitue sa beauté singulière : il prend possession d’un lieu et bâtit dessus. Littéralement, formellement, symboliquement. Situé dans le nord-ouest américain au début du XXème, il pourrait être un western de facture classique. Mais se profile alors dans le cinéma américain l’avènement du récit parcellaire, du genre déconstruit, du personnage-fantôme. Les films font désormais la part belle à la confusion, l’aridité et le désenchantement (tout pouvant faire contrepied au classicisme hollywoodien). Altman fait partie de ceux qui ont arpenté cette voie, très loin. Avec John McCabe, pas question de développer un récit balisé. Dès la somptueuse séquence inaugurale, quelque chose de l’ordre de la pure vision opère. Sur un lent travelling, un personnage sans visage, emmitouflé dans une fourrure, traverse à cheval une forêt de sapins trempée de neige, aux teintes ocres et boueuses. Il y a la musique de Leonard Cohen, gracile et onirique, qui baignera l’ensemble du film et semble avoir été écrite pour lui (mais non). Les plus belles séquences de McCabe sont à l’instar de celle-ci, où une poésie proche de l’envoûtement affleure dans ces plans de nature dévastée, magnifiée par une photo ivoire et des zones de flous irisé. En ce qui concerne le récit, il est sommaire : John McCabe arrive dans une petite ville isolée // il y fait construire un bordel // il tombe amoureux de la maquerelle // il se fait poursuivre par des tueurs. Altman n’aime pas les scénarios. Il veut fixer des choses, une humeur, un mouvement, un attroupement, mais pas les narrer. C’est pourquoi, sans le cacher, on est souvent proche de l’ennui. Mais il existe de très beau films où l’on peut le côtoyer (L’avventura, Conversation secrète, Macadam à deux voies… disons grossièrement quand le récit est sous-traité ou quasiment absent, pour nous qui en sommes amoureux). Lovés dans leur écoulement, il n’y a en dépit de l'ennui aucun désintérêt pour leur matière et leur univers. Dans celui-ci, l’univers est en chantier. Altman joue sur cette esthétique de la (dé)construction, du foisonnement perpétuel. La petite ville rugueuse où le personnage se fixe est en friches - bâtiments précaires, boue omniprésente, froid coupant. Les nombreux personnages se découvrent toujours en un bouillonnement parasite, où le héros est parfois relégué à l’arrière-plan. La bande-son est volontairement sale, encombrée, les dialogues s’y entremêlent, à la lisière de l’inintelligible (ultime contrepied au classicisme hollywoodien, où chaque dialogue se doit d’être parfaitement distinct). Enfin le montage offre des juxtapositions de situation qui peuvent sembler décousues et elliptiques. John McCabe est le type de films où l’on attend l’évènement central, qui ne se signale jamais véritablement. Et lorsqu’on le pressent enfin, le spectacle de cet univers glacé, véritable héros du film, a déjà emporté nos velléités. Son fourmillement est des plus beaux. Difficile à appréhender, épris d’intuition et de fulgurance. Dans ce chantier, la moue blessée de Julie Christie est peut-être la plus belle des visions. Le plan qui clôt le film se fixe sur son regard en apparence vidé par l’opium. Lentement on approche de ce regard et lentement, on y sent la douleur et la cruelle conscience de ce qu’a été l’épilogue de John McCabe.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire